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Suicide, mal-être : plongée au cœur d'un chat de prévention

xinlan, shutterstock

La période sanitaire éprouvante que nous traversons depuis maintenant deux ans impacte la santé psychique des jeunes. Une étude menée à l'hôpital parisien Robert-Debré, sur 830 admissions de personnes de moins de 15 ans, souligne ainsi «une augmentation spectaculaire de tentatives de suicide» chez les enfants fin 2020 et début 2021 après le début de la pandémie de Covid-19 en France, tout comme à l'international.

Le dimanche 9 janvier, au 20h de TF1, le chanteur Stromae a témoigné, par son titre L'enfer, de sa propre expérience des pensées suicidaires, suite à son burn-out, au cours d'une prestation largement commentée.

Stromae interprète L'Enfer sur le plateau de TF1 le 9 janvier. Les appels au 3114, le numéro national de prévention du suicide, ont explosé depuis.

Son titre aborde finement cette thématique et s'adresse à ceux qui seraient tentés par ce geste (j'en suis peu fier ; on croit parfois que c'est la seule manière de […] faire taire ces pensées qui nous font vivre un enfer). Il apporte de la compréhension concernant ces moments difficiles : la solitude est pointée (je m'sens tout seul), comme phénomène largement partagé (on est beaucoup […] à être tout seul).

L'accueil favorable dans les médias, mais aussi au sein du public et du monde médical est venu valider cette libération de la parole, tout particulièrement pour les jeunes.

La génération Z privilégie le chat

Comment accueillir cette parole ? Des dispositifs de prévention offrent une écoute à ceux qui souhaitent évoquer leur solitude ou leurs pensées suicidaires. Ces dispositifs existent sous forme de conversation téléphonique, de mail ou encore de chat.

Dans cet article, il sera plus particulièrement question du chat d'accueil de SOS Amitié, que j'ai pu observer, avec d'autres collègues, en tant que chercheuse en sciences du langage et en sociolinguistique. Il a été mis en place en France dès 2005 pour recueillir spécifiquement la parole des jeunes, moins prompts à utiliser le téléphone pour confier leur mal-être.

De fait, le public est à 71% constitué de personnes de moins de 25 ans et de jeunes adultes (chiffres de l'Observatoire SOS Amitié 2019 et 2021). La génération Z privilégie ainsi clairement le chat (et le mail) pour communiquer. Les femmes, quant à elles, représentent les deux tiers des appelants, quel que soit le média (téléphone, mail ou chat), avant comme pendant la crise Covid (données de l'Observatoire SOS Amitié 2021).

Durant l'année 2020, la fréquentation du chat a bondi de plus de 32%. Par ailleurs, au téléphone, la part des moins de 25 ans a augmenté de 25% par rapport à 2019, passant de 12 à 15% (données de l'Observatoire SOS Amitié 2021).

Qui plus est, la formulation des pensées suicidaires sur le chat a fortement augmenté (de 14% par rapport à 2019). Une véritable détresse s'est exprimée au sein de la jeunesse : 30% des moins de 25 ans ont évoqué le suicide, en deuxième raison d'appel, après la «santé psychique» (39% par mail, 31% par chat, 28% au téléphone), d'après le 11e Observatoire SOS Amitié des souffrances psychiques (2021).

Réponse pertinente au mal-être

Notre équipe d'analystes de discours et d'informaticiens mène depuis quatre ans une recherche avec l'association SOS Amitié.

Nous avons pu constater que l'accueil proposé par les écoutants bénévoles sur le chat d'écoute se révèle une réponse pertinente au mal-être, et à celui des jeunes en particulier.

Stanislaw Mikulski, Shutterstock.

Notre recherche s'attache à comprendre le rôle des différents types de formulation dans la relation d'aide de ce dispositif. Comment permettent-ils l'expression de la souffrance, et quelle forme de souffrance permettent-ils de soulager ? L'idée étant in fine de repérer les éléments langagiers qui bâtissent cette relation d'aide particulière, pour participer à l'amélioration de cette prise en charge par chat par SOS Amitié.

Tout comme l'écoute téléphonique, le chat est un mode de communication synchrone et à distance, mais il présente une série de caractéristiques qui le rendent attractifs pour la jeune génération dans cette situation d'interaction sensible.

«Faire du face-à-face à l'écrit»

Tout d'abord, l'anonymat peut être conservé : non seulement, à distance, le face-à-face est évité, mais l'absence de la voix vient encore renforcer l'absence d'identification ou de révélation des émotions par l'intonation.

Pour autant, il permet de «faire du face-à-face à l'écrit» comme le montre Michel Marcoccia, et les formulations, bien qu'assez formelles, peuvent s'approcher de près des habitudes ordinaires de chat des interlocuteurs, en particulier jeunes.

Écrire, le plus souvent, rassure, et permet de franchir le pas : «j'hésitais à appeler donc finalement j'ai écrit», confie un utilisateur. Parfois, les appelants s'affirment incapables d'évoquer leur souffrance oralement. Certains racontent même transmettre leurs discussions écrites à leurs proches quand ils sont sur le chemin du mieux aller, afin de partager avec eux ces moments si difficiles qu'ils n'ont pas pu formuler.

Par ailleurs, la communication est ponctuelle : elle n'instaure pas une relation sociale à poursuivre, ce qui peut rassurer les appelants.

Mais les conditions de l'énonciation sont tout de même proches de celles d'une relation de proximité : on appelle de chez soi, ou d'un endroit choisi par soi, où l'on se sent en sécurité. Enfin, avoir affaire à un bénévole formé à l'écoute et non à un professionnel de la santé peut pour certains appelants banaliser la situation et les aider à davantage partager leur mal-être.

Mettre à distance

Il est à noter que, pour les écoutants, l'exercice peut être difficile, en l'absence de l'intonation qui apporte une grande part de l'empathie dans l'entretien téléphonique : cette mise en musique de la voix permet par exemple de venir adoucir une parole qui pourrait sonner critique : «Vous pensez que c'est une solution, mourir ?», interroge ainsi un bénévole. Les écoutants arrivent cependant à amener les appelants à exprimer leurs préoccupations et malaises.

Le discours de l'écoutant tisse ensemble essentiellement deux moments : un premier, appelé phatique, qui instaure un contact, réunit les salutations et les expressions d'empathie :

vous souhaitez en parler un peu ?

je comprends votre souffrance

Et un second, davantage axé sur un contenu thématique, vient solliciter des informations et explicitations, et (faire) reformuler :

j'entends au travers de vos mots que vous pensez que ce n'est pas bien, c'est cela que vous aimeriez que je comprenne ?

Cette approche accorde à la performativité de la parole, c'est-à-dire à sa capacité de réaliser des actions en les énonçant, un rôle dans l'aide à mieux vivre ses vulnérabilités, à les mettre à distance. Par exemple, en présentant à l'interlocuteur un autre point de vue, comme une parole de la sagesse populaire :

Les mots sont importants quand on a vécu des choses difficiles

oui vous avez sans doute raison mais le soleil peut se montrer doux, lui aussi

Récits sensibles et intimes

Sur un plan langagier, il s'agit d'un chat en somme assez inhabituel : l'échange adopte un assez haut degré de formalité qui permet de part et d'autre de maintenir une distance sociale, ce qui aide à instaurer une situation d'interaction propice à la confidence.

En effet, en s'adressant à quelqu'un d'inconnu, qu'on sollicite en vue de lui confier son mal-être, cette distance dans la forme vient souligner la posture non impliquée de l'interlocuteur.

Ainsi, le vouvoiement est majoritairement adopté ; certains écoutants demandent au jeune appelant s'il souhaite le tutoiement : il arrive en effet que l'appelant préfère être tutoyé, mais continue à vouvoyer l'écoutant. Par ailleurs, les ne de négation sont très largement maintenus (à 100% chez les écoutants et près de 80% chez les appelants, versus 10% en conversation familière, dans les chats ordinaires ou à l'oral).

Les rares mots grossiers sont systématiquement encadrés de guillemets ou alors on s'en excuse : J'ai tout qui me «bouffe» (désolée pour le mot familier).

Mais les pratiques habituelles, plus familières, existent aussi. Ainsi, l'entrée dans la conversation peut se faire en abordant d'emblée la raison de sa venue (parfois même les salutations de l'appelant manquent) :

Écoutant : Bonsoir

Appelant : Bonsoir

Appelant : ça ne va pas moi

Quelques smileys de la part des écoutants instaurent aussi davantage de proximité dans les échanges. Ainsi, en fin de conversation, ici en réponse à un appelant :

Écoutant : Bonne soirée, bonne nuit

Appelant : j'ai pu me dépaniquer un peu en parlant ce soir…

Appelant : bon je dois y aller

Écoutant : Au revoir

Appelant : ;)

Écoutant :-))

Le chat de prévention se révèle ainsi dans sa forme une réponse presque paradoxale au mal-être : il permet, par une écriture formelle et distante, de créer les conditions favorables à des confidences. Il accueille dans l'anonymat des récits sensibles et intimes, et accompagne les appelants dans leur «mise en mots».

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